mercredi 6 mai 2015

Conte: Du Jongleur qui alla en enfer (Partie III)

CONTE: DU JONGLEUR QUI ALLA EN ENFER (PARTIE IiI) 

III. Comment se termina la partie que le ménétrier joua contre saint Pierre, et ce que fit Lucifer

Le ménétrier va, dans la chaudière immense,
Chercher quelques âmes, et la partie commence,
Pierre étale son or, et au bord du fourneau
Les deux jours s’assoient dans les gouffres infernaux.
Le saint gagnait toujours, malgré toute l’adresse
De son adversaire qui, sans nulle paresse,
Redoublait et même triplait tous ses paris,
Mais perdait toujours et en était fort marri.
Ne comprenant rien à cette infortune cruelle
Et qui lui était, plus est, perpétuelle,
Il s’étonna d’abord de sa dextérité
Puis se dit qu’il trichait au jeu en vérité
Car il ne pouvait perdre autant de fois de suite.
Il se fâcha donc de l’indigne conduite
De son adversaire, s’emporta, l’injuria
Et qu’il ne paierait point une âme lui cria.
Son adversaire lui dit qu’il n’était qu’un fourbe,
Ils se battirent et ils se prirent à la barbe,
Le saint était le plus fort et il le rossa.
De cette querelle bientôt il se lassa
Et proposa à saint Pierre une autre partie.
« Toutes les âmes de la chaudière sorties,
L’avertit le saint, n’y vont plus y revenir,
Car cette fois je ne vais plus me retenir
Pour te jeter dedans. » Chevaliers ou moines,
Roturiers ou princes, chanoinesses ou chanoines,
Le ménétrier lui jura qu’il choisirait
Parmi toutes ces âmes celles qu’il désirait
Et promit de payer, cette fois, sans traitrise.
A cette partie, à sa plus grande surprise,
Notre ménétrier ne fut pas plus heureux,
Et au jeu n’étant point toutefois un peureux,
Joua cent âmes, mille âmes, les perdit toutes,
Ce qui rendit le saint très content sans doute.
Certain de perdre face au prodigieux joueur,
Il se leva, disant qu’il lui faut un voueur
Pour gagner la partie, maudissant l’infortune
Qui sur terre comme en enfer l’importune.
Le saint, sans s’occuper de ses malédictions,
Alla sauver de leur éternelle affliction
Des âmes à la chaudière. Toutes les victimes
Criaient en l’implorant d’être magnanime.
Mais le ménétrier furieux y accourut,
Et comme jadis sur terre resté bourru
Et aventurier, il résolut sans attendre,
Dans sa folie, de tout gagner ou tout perdre.
Il proposa au saint, qui ne voulait pas mieux,
De jouer toutes les âmes, et l’apôtre vieux
Gagna encore et prit toutes ces âmes heureuses
Au paradis, loin de la géhenne affreuse.
Lucifer arriva quelques heures plus tard
Avec sa troupe, et fut courroucé et hagard
De voir tous ses brasiers éteints et livides
Et sa vaste chaudière devenue soudain vide.
Il appela le chauffeur : « Par mes scorpions et rats
Tu seras dévoré ! Qu’as-tu fait, scélérat ?
Où sont mes prisonniers ? Je ne vois nulle âme,
Prépare-toi à être embrasé par la flamme,
Je vais t’écorcher vif, et comme un bon repas
Te cuire, sans même t’accorder le trépas. »
Le ménétrier, qui tremblait de tous ses membres,
Conta à Lucifer toute l’affaire sombre
En accusant du sort la noire inimitié
Et en implorant de son maître la pitié.
« Quel est donc le butor qui à mon royaume,
S’écria Lucifer, a amené cet homme ?
Qu’on l’amène à son tour, il va s’en repentir. »
On lui amena donc, sans un instant ralentir,
Le pauvre diablotin. D’une verte manière
On l’étrilla ; jusqu’à son heure dernière
De ne plus se charger d’aucun ménétrier
Il jura. Quand on eut fini de l’étriller,
Le monarque ordonna : « Chassez d’ici ce hère,
Et votre châtiment sera des plus sévères
Si vous osez faire venir des musiciens.
Dieu peut le recevoir à l’éden. Il est sien
Car il aime la joie, et moi je l’abhorre. »
Le chanteur ne se fit pas prier encore,
Il se sauva et fut reçu au paradis.

Ménétriers, jongleurs, aucun ne vous l’a dit :
Réjouissez-vous, que le Diable vous emporte !
Ce ménétrier vous a fermé la porte
De l’enfer, et vous n’y serez jamais entrés
Grâce à cet homme que saint Pierre a rencontré.

[FIN DU CONTE: DU JONGLEUR QUI ALLA EN ENFER]


Par: Mohamed Yosri Ben Hemdène

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