dimanche 12 avril 2015

Conte: Les trois Aveugles de Compiègne (Partie IV)

CONTE: LES TROIS AVEUGLES DE COMPIÈGNE (PARTIE IV) 

IV. Ce qui arriva à l’hôtelier Nicole quand il voulut récupérer ses quinze sous

Tout ce qu’avait conté le fourbe voyageur,
Comme aux trois aveugles, à son crédule logeur,
N’était en vérité qu’une autre malice
Dont il se délectait avecque délice,
Car il voulait jouer un tour à l’hôtelier
Qui se montrait de plus en plus hospitalier,
Débarrassé, grâce à son hôte, des trois poisses.
Dans ce moment sonnait la messe à la paroisse ;
Il sut qu’elle serait dite par le curé :
« Le connaissez-vous et êtes-vous assuré
Que s’il se charge des sous vous m’en tiendrez quitte ? »
« Certes, sire », dit l’hôte. « Allons le voir de suite,
Continua le clerc, et vous serez payé. »
L’hôtelier le suivit, toujours égayé.
Avant qu’ils ne sortissent, le clerc donna l’ordre
A son écuyer, sans qu’il ne se fît entendre,
De seller les chevaux et d’être prêt à fuir,
Ce dont ce malheureux semblait bien se réjouir.
Le prêtre, à leur entrée, allait chanter sa messe,
Car c’était un dimanche. « Je vous fais la promesse,
Dit le clerc, que vos quinze sous vous seront donnés.
Mais ce sera fort long ; je vais réunionner
Avec votre curé, avant qu’il ne commence.
De m’attendre ici un peu ayez la clémence. »
S’approchant du curé, il tira douze deniers
Qu’il glissa, adroit, dans la main de ce dernier.
« Sire, dit-il, d’audace déjà je m’accuse,
Mais entre gens du même état tout s’excuse.
Je suis un voyageur par la ville passé
Et mon cheval de tant de lieues est lassé ;
J’ai logé cette nuit – il m’en fit la prière –
Chez un paroissien que voici là derrière,
Près de nous. C’est un bon homme, sans se douter,
Mais je vous prie à son sujet de m’écouter :
Son cerveau est faible et pris de mélancolie,
Il lui est venu, hier, un accès de folie
Qui nous a alarmés et de dormir privés
Sans que nous ne sachions ce qui lui est arrivé.
Il va mieux ce matin, mais il sent encore
Un mal à la tête, et pieux, depuis l’aurore
De le faire venir ici pour le guérir
Il nous a implorés ; je vous prie de souffrir,
Pour que Christ lui rende sa santé fragile,
De lui dire, après la messe, un évangile. »
« Volontiers », répondit le bon curé Lucien
Qui se tourna alors vers son paroissien
Et lui dit : « Mon ami, j’ai une messe à dire,
Je vous satisferai ensuite, n’ayez d’ire. »
Nicole crut que le curé parlait de sous
Qu’il le vit cacher, peu avant, dans ses dessous.
Il reconduisit le clerc jusqu’à l’auberge,
Pria pour lui Jésus et la bonne Vierge,
Lui souhaita un bon voyage, et retourna
A l’église où à attendre il se borna.
Le curé, la messe dite, avec son étole
Et son livre revint vers l’hôtelier Nicole :
« Mon ami, lui dit-il, mettez-vous à genoux. »
Il répondit, surpris : « Christ ait pitié de nous !
Mais je viens pour mes sous, non pour des litanies,
Et n’ai point besoin de cette cérémonie. »
« Cet homme est fou, dit en lui-même le pasteur,
Ce n’est point lui qui parle, mais le Blasphémateur. »
D’un ton doux il lui dit : « Mon ami, n’ayez crainte,
Le Diable a noirci votre âme de son empreinte,
Mais je vais vous guérir, vous en avez besoin. »
Il commença donc à lui prodiguer ses soins,
Mais Nicole, en colère, se lève et tempête
Et qu’il lui faut ses sous tout de suite répète.
Le prêtre commanda alors, fort irrité,
De saisir cet homme comme il l’avait mérité
Car il est possédé et fou. « Par saint Corneille !
Cria-t-il, vous êtes mauvaises oreilles !
Je ne le suis pas. Je ne veux que mon argent ;
Je dois rentrer à mon auberge. C’est urgent. »
On le saisit par les mains, le corps et les jambes,
Et le voilà qui comme un feu soudain flambe
Et fait de grands efforts afin de s’échapper,
Jurant comme un damné, essayant de frapper.
Il se lassa enfin, et le vaillant prêtre
Lui lut son évangile d’un bout jusqu’à l’autre
Puis de son eau bénite l’aspergea copieusement
Et lui donna quelques bénédictions pieusement
Et permit qu’il sortît. Le pauvre Nicole,
Triste et fatigué de toutes ses bricoles,
Se retira chez lui, pareil à un banni,
Ayant perdu ses sous, malheureux et honni ;
Il avait eu à la place un évangile
Et des soufflets, et fut traité comme un gille.

[FIN DU CONTE: LES TROIS AVEUGLES DE COMPIÈGNE]


Par: Mohamed Yosri Ben Hemdène

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