dimanche 3 mai 2015

Conte: Les deux Chevaux

CONTE: les deux chevaux

A Longueau, près d’Amiens, labourant sans lâcheté,
Il y avait un vilain qui avait acheté
Selon ses facultés qui étaient bien minces,
Car il n’était ni un baron ni un prince,
Un roussin fort chétif pour faire sa moisson.
Il le nourrissait mal, et quant à la boisson,
Il ne lui en donnait que pour rester en vie,
Et son travail à nulle bête faisait envie.
Dès que la moisson fut finie, de ses bons soins
Le jugeant indigne et n’en ayant plus besoin,
Il résolut de s’en défaire et le vendre.
Au château d’Amiens il voulut donc se rendre
Avec son roussin qui était bien bouchonné,
Bien étrillé et bien lavé et étonné.
Cette pauvre bête marchait sans mors, morne,
Ses côtes saillaient et elle avait le poil terne,
Pareille au voyageur las, assoiffé et seul.
En chemin il y avait le prieuré d’Acheul.
Un moine était venu par hasard à la porte
Et vit le manant et sa bête presque morte
Et lui dit qu’ils avaient un cheval au couvent
Dont ils pensaient à se défaire bien souvent
Et qu’on pourrait troquer, s’il voulait le faire,
Contre le sien. L’idée semblait lui plaire,
A l’écurie il vit, par l’affaire appelé,
Une haquenée grande et vieille, au dos ensellé,
Au cou de grue, basse devant, du derrière haute
Et tellement maigre qu’on riait sans défaute
En la regardant, ce que notre manant fit.
Le moine, mécontent que de sa bête on rît,
Prétendit qu’elle était bonne et qu’il la préfère
A son roussin pesteux, que pour se refaire
Il ne lui fallait que du repos mérité
Et qu’elle fût traitée sans la sévérité,
Et que tous les jours les maquignons qui allaient
Au marché, vendaient des bêtes qui ne valaient
Pas la moitié de sa jument, pour cent bons sous.
« On en voit la peau mais on ne voit rien dessous,
Railla le villageois. Ton discours m’étonne
Parce que ta jument n’est qu’à écorcher bonne
Et c’est sa peau que tu me vends apparemment.
Vois donc ce bidet : ça travaille puissamment,
Il est bien troussé et il a bonne mine,
Ça laboure, ça herse, ça brave la famine
Et ça va sous l’homme comme un oiseau léger.
Il est mieux que ta bête, sans vouloir t’affliger. »
Le manant déprisa tant le cheval du moine
Et vanta tant le sien, que par saint Antoine
Et tous les apôtres, le religieux piqué
Jura de venger son honneur par lui moqué.
Pour savoir quelle était la bête la plus forte,
Il lui proposa – que le Diable l’emporte ! –
De les attacher tous deux par la queue et voir
Qui pourrait emporter l’autre ainsi et sans choir.
« Si le vôtre entraîne le mien, les deux bêtes,
Dit le moine, sont à vous, et sur ma tête
Je vous en fais serment. Mais vous perdrez les deux
Si ma jument entraîne votre roussin hideux
Dans l’écurie, ce que j’attends certes d’elle. »
Armés d’une houssine, tirant leurs haridelles
Par le licou, chacun à marcher exhortait
Sa bête, et nulle sur l’autre ne l’emportait
Car elles étaient toutes deux vieilles et débiles.
Le vilain cependant, qui était plus habile,
Vit que son roussin est le plus faible, et rusa :
Il laissa reculer son cheval, l’amusa,
Epuisant ainsi la vigueur de la haquenée,
Et quand il vit qu’elle haletait, lasse et gênée,
Ranima son cheval de la voix : « Hue ! mon gris,
Allons, du cœur, mon roi ! Hue ! hue ! » Avec ses cris
Il reprend courage, et sans assistance
Emporte la jument sans nulle résistance.
Le moine, courroucé de la perdre, frappa
Vainement, puis avec son couteau il coupa
La queue du roussin, et referma la porte.
Les deux chevaux s’enfuirent. De cette rude perte
Affligé, le manant appela et cria.
En colère à la cour de l’évêque, il pria
De lui rendre justice. On rit de l’affaire
Et tous ceux qui étaient présents s’esclaffèrent
De voir ce bon manant de sa jument grugé,
Et le procès traîna et ne fut pas jugé.
Je vous laisse songer ; soyez-en les maîtres,
Et de m’en aller, sires, daignez me permettre.

[FIN DU CONTE: LES DEUX CHEVAUX]


Par: Mohamed Yosri Ben Hemdène

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