vendredi 15 mai 2015

Conte: Le Bourgeois d'Abbeville, ou la Housse coupée en deux (Partie III)

CONTE: LE BOURGEOIS D'ABBEVILLE, OU LA HOUSSE COUPÉE EN DEUX (PARTIE IiI)


III. Comment le fils ingrat fut amené à regretter sa cruelle décision

« Mon fils, que me dis-tu ? S’écria le vieillard,
Aujourd’hui que tu es devenu un grand gaillard
Et que tu jouis grâce à moi de toutes tes aises,
Sans plaindre la sombre vieillesse qui me pèse,
Tu te défais de moi comme d’un vieux haillon !
Enfant, tu as relui comme un radieux rayon
Dans mon cœur comme dans le cœur de ta mère,
Et aujourd’hui, du sort ironie amère !
Tu me chasses comme un fripon et un lépreux !
Puisque tu le veux, je te supplie, malheureux,
De ne point m’exposer à mourir de famine ;
Vois comme je suis faible et contemple ma mine :
Je ne t’importunerai point, mon enfant, longtemps,
Et tu seras bientôt de mon trépas content.
Laisse-moi donc finir mes jours courts et futiles
Chez toi, dans quelque coin sombre et inutile.
Je ne te demande ni tes mets ni un lit,
Accorde à ton père qui soupire et pâlit
Et qui ne désire point faire ripaille,
Un peu d’eau, un peu de pain et un peu de paille.
Que Dieu te pardonne, fils, ton péché mortel !
Aucun père ne doit être traité comme tel,
Crains que notre Seigneur à jamais te maudisse
Et qu’il ne te châtie pour cette immondice
En te fermant, si tu me chasses de ton toit,
Les portes de l’éden qu’il clora devant toi. »
Ému par ce discours dont frissonna son âme,
Le fils se rappela toutefois sa femme
Et ordonna à son vieux père de sortir.
« Où veux-tu que j’aille ? Où pourrai-je partir ?
Répondit le prud’homme. Sans argent ni ressources,
Je mendierai, non pour appesantir ma bourse,
Mais pour avoir à boire et avoir à manger !
Si mon fils me chasse comme un vil étranger,
Nul ne me recevra, ô, sombres alarmes ! »
Le visage du père était baigné de larmes
Mais il prit le bâton qui l’aidait à marcher
Et il dit à son fils : « Je ne vais plus chercher
A t’attendrir ; ton cœur est dur comme la pierre.
Pour que Dieu te pardonne je dirai des prières,
Je ne veux qu’une chose, car dehors il fait froid
Et puisque ton crime ne t’emplit point d’effroi,
Donne-moi une de tes robes, la plus pauvre,
Pour qu’en sortant d’ici ce haillon me couvre. »
Mais on lui refusa aussi cette faveur,
Et la femme, toujours méchante avec ferveur,
Lui dit qu’il partirait aussi sans monture.
Il demanda au moins l’une des couvertures
Du cheval, et le fils, ne pouvant refuser,
Dit d’aller apporter la housse au lin usé
A son fils attendri des pleurs de son grand-père.
Il n’avait que dix ans. Sa mère était vipère
Mais il était pétri de bonnes qualités,
Comme je vous l’ai dit, et sans frivolité.
Il coupa en deux la plus misérable housse
Et donna au vieillard, d’une manière douce
Et en l’embrassant sur la joue, une moitié.
« Ah ! s’écria l’aïeul, noirs ingrats sans pitié !
Vous voulez tous ma mort sans vouloir l’attendre ! »
Le fils gronda l’enfant, devenu plus tendre,
D’avoir outrepassé ses ordres. Ce dernier
Répliqua : « Pardon, sire, vous voulez renier
Et tuer votre père dont la mort vous tarde.
Je ne fais que suivre votre exemple, et je garde
Cette moitié pour vous la donner, en fils pieux,
Quand, comme grand-père, vous serez un jour vieux. »
Ce reproche frappa au cœur le fils coupable
Qui se jeta aux pieds du père misérable,
Battit sa femme au cœur mauvais et inhumain,
Lui remit tous ses biens, comme jadis, en main,
Et le traita avec respect et bienveillance.

Pères, soyez plus sages. Ayez de la méfiance.
Si vous avez aussi des enfants à marier,
Sachez qu’il ne faut point sur l’amour tout parier,
Et, fussent-ils vos fils, qu’il ne faut point dépendre
Des autres, ou vous aurez bien des larmes à répandre.

[FIN DU CONTE: LE BOURGEOIS D'ABBEVILLE, OU LA HOUSSE COUPÉE EN DEUX]


Par: Mohamed Yosri Ben Hemdène

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