samedi 16 mai 2015

Conte: Le Siège prêté et rendu


CONTE: LE SIÈGE PRÊTÉ ET RENDU

Certain comte, nommé Henri, pour sénéchal
Avait un homme dur, fort avare et brutal,
Dépité s’il voyait son généreux maître
De faire l’aumône à un hère se permettre,
Non par loyauté ou zèle, mais le fripon
Escamotait souvent vin, poulets et chapons,
Et allait s’empiffrer seul dans la dépense
Comme un pourceau, voulant garder sa récompense.
C’était son caractère, et sa revêche humeur
Occasionnait souvent de joyeuses clameurs,
Et quand des étrangers arrivaient, des scènes
Fort divertissantes, surtout pendant les cènes.
Mais tous désiraient voir le bourru corrigé
Et comme il affligeait les autres affligé.
Un jour Henri, âme noble et généreuse
Qui faisait pour les pauvres des dépenses onéreuses,
Annonça cour plénière sans aussi oublier
Dans tout le voisinage de le publier.
Chevaliers, écuyers, dames, il vint un monde
Prodigieux, et comme dans la mer profonde
Les flots se déversent, dans le vaste palais
On venait en faisant suer tous ses valets.
La fête est somptueuse, les portes sont ouvertes,
Les tables sont dressées, les humeurs disertes,
Et partout règne la plus grande profusion.
Seul le sénéchal est, dans cette confusion,
Jaloux et maussade. « Ces bouches affamées,
Disait-il en grondant et son âme alarmée,
Nobles ou roturières, chevaliers ou bergers,
Viennent ici, hélas ! à nos dépens se gorger.
Régalez-vous, messieurs, puisque notre comte
Vous le permet de bon cœur ; n’ayez point honte
De retourner chez vous bien contents et saouls. »
Dans ce moment entra, qui avait nom Raoul,
Un bouvier mal peigné, malodorant et sale,
Qui pour manger cherchait le chemin de la salle.
« Qui a donc invité, cria l’ordonnateur,
Ce gredin à venir ? par le saint Créateur ! »
« Eh ! parbleu, répondit le vilain, on régale ;
Je viens me régaler. Votre ire m’est égale. »
Et en même temps il demanda à s’asseoir
Car il n’y avait nulle place vide ce soir.
Le sénéchal, furieux d’entendre sa prière,
Lui assène un grand coup de pied dans le derrière :
« Ma botte est délicieuse, lui dit-il, mange-la,
Assieds-toi là-dessus et prend ce siège-là
Car c’est bien volontiers que je te le prête. »
Cependant le voici qui soudain arrête
De railler le vilain et qui songe un moment
Que si le comte apprend de sa bouche comment
Il l’a traité, il en recevra des reproches.
Il lui cherche donc un siège et une broche,
Et Raoul qui riait, occupé à manger,
Songeait cependant au moyen de se venger.
Dans la salle il y avait, pour plaire à l’assemblée
Qui y était venue après s’être attablée,
Force ménétriers et beaucoup de jongleurs.
Henri avait promis sa robe aux rouges couleurs
Et qui était toute neuve et belle à décrire,
A celui d’entre eux qui ferait le plus rire.
Tous donc se surpassaient et redoublaient d’ardeur
Et voulaient faire rire sans montrer de pudeur :
On voit les uns conter des fabliaux, les autres
Chanter, contrefaire l’ivrogne, se battre
Ou quereller comme des femmes et des âniers
Et à imaginer de bons tours s’ingénier.
Au milieu de la salle, en main sa serviette,
Raoul riait de tout son cœur, l’âme quiète,
Mais songeait au moyen de punir le butor
Qui le traita si mal, et réparer ses torts.
Le spectacle fini, et bientôt ce conte,
Au sénéchal debout auprès de son comte
Il donna au bas du dos un grand coup de pied
En lui disant : « Je suis honnête homme, et il sied
De vous rendre votre siège sans attendre. »
Un cri dans l’assemblée se fit là entendre
De voir tomber et nez en terre le bourru.
Des domestiques étaient, fort nombreux, accourus
Pour châtier le vilain pour cette violence.
« Pourquoi as-tu traité avec insolence
Mon officier ? Réponds et ne me cache rien. »
Demanda le comte. « Ce château n’est pas sien,
Lui répondit Raoul, et pourtant cet homme
Se prend pour vous, seigneur, paltoquet dans l’âme.
Je suis venu ici car on m’avait conté
Qu’on fait bonne chère grâce à votre bonté
Et que la porte du château est ouverte.
Mais les autres ont été plus que moi alertes,
J’ai donc prié monsieur ici de me donner
Un siège, et j’ai été, sire, bien étonné
De recevoir un coup de pied dans le derrière.
C’est ainsi que monsieur, entendant ma prière,
L’a exaucée, en me disant bien poliment
Qu’il me prête ce siège. J’ai eu le sentiment
Qu’il fallait le lui rendre, et c’est chose faite,
Car j’ai mangé, et c’est la fin de la fête,
Et je suis honnête homme malgré ma pauvreté. »
Ce discours fit rire, comme leur ivreté,
Tous les spectateurs. Du sénéchal la colère
En se frottant le bas n’était point sans plaire,
Et de le voir puni on était fort contents.
On rit enfin si fort et le fit si longtemps
Que la robe à Raoul fut adjugée sans peine.

En s’en allant le hère, l’âme de joie pleine,
Se disait : « Il faut bien sortir de sa maison,
Selon le proverbe qui, parbleu ! a raison
Pour faire quelque chose dans notre bas monde.
C’est ce que j’ai fait ; grâce à cet homme immonde,
J’ai cette bonne robe que bien cher je vendrai.
Si l’on me prête un autre siège, je le rendrai. »

[FIN DU CONTE: LE SIÈGE PRÊTÉ ET RENDU]


Par: Mohamed Yosri Ben Hemdène

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