vendredi 29 mai 2015

Conte: Aucassin et Nicolette (Partie III)

CONTE: AUCASSIN ET NICOLETTE (PARTIE IiI) 


III. Le serment que fit le comte Garins, et celui que son fils Aucassin fit faire à son ennemi, le comte Bongars

Aucassin, rentré chez lui, la douleur dans l’âme,
Monta dans sa chambre, embrasé par sa flamme,
Pour soupirer et pour gémir en liberté.
L’amoureux s’écria, par l’amour transporté :
« Nicolette, ma belle, ma sœur, ma douce amie !
D’un père et du destin ô cruelle infamie !
On veut, pour lasser mon cœur, me faire souffrir,
C’est pour toi que je vis et que je vais mourir !
N’entendrai-je donc plus le son de ton rire
Et le son de tes pas ? on veut te proscrire
Alors que seule toi dis de battre à mon cœur,
Et de ma joie on fait une sombre rancœur. »
Il demeura ainsi plongé dans ses alarmes,
Et tandis qu’il versait pour sa mie des larmes
Et qu’il se lamentait pour elle tristement,
Le comte Bongars, qui voulait vaincre promptement,
Assaillait le château avec toutes ses forces
Comme des cerfs hideux une vieille écorce.
Les braves chevaliers et les preux écuyers,
Malgré la défaite qu’ils pensaient essuyer,
Car l’ennemi était plus nombreux, s’armèrent
Et pour leur comte et leur ville s’alarmèrent
Et coururent faire leur belliqueux devoir.
Les bourgeois, aux créneaux montés, faisaient pleuvoir
Sur l’ennemi des dards, des pieux et des flèches
Et parfois des pierres, et les gorges rudes et sèches
Etaient emplies de cris pour redonner vigueur
A ces combattants qui combattaient sans langueur.
Or il fallait un chef à ces hommes preux, certes,
Mais qui sans commandant couraient à leur perte.
Dès qu’il apprit que l’un de ses vaillants mourut,
A la chambre de son fils le comte courut,
Eperdu, et lui dit : « Ah ! Tu n’es qu’un pleutre !
On prend ton château, prends les armes et va combattre !
Pour Nicolette veux-tu te voir dépouiller ?
Ne laisse point l’ennemi, mon cher fils, nous souiller,
Joins tes vassaux, défends ton noble héritage !
Va combattre et arrête ton galant ergotage !
Si tu n’en as pas le cœur, quand tu paraîtras,
Notre armée de lutter jamais ne s’arrêtera
Et ta seule présence augmentera son ardeur. »
« Mon père, répondit l’amant avec froideur,
Epargnez-vous et moi ces discours inutiles
Et faites-moi grâce de vos conseils futiles.
Je ne frapperai point avant de m’accorder... »
« A tout perdre j’aime mieux me hasarder ! »
Interrompit le père qui sortit en colère.
« Attendez ! lui dit son fils. Je veux bien vous plaire
A une condition : si je reviens glorieux,
Vous me laisserez voir, une fois victorieux,
Ma douce Nicolette, lui parler de ma fièvre
Et embrasser une seule fois ses lèvres. »
Le père fut réduit à en faire serment.
Aucassin, songeant à sa belle au front charmant,
Demande un haubert et des armes ; on lui amène
Un cheval vigoureux. D’une ardeur surhumaine,
Il s’avance, voulant triompher et chérir,
Vers une des portes qu’il ordonne d’ouvrir.
Enivré du projet de ce baiser tendre,
Il marchait sans rien voir et sans rien entendre
Jusqu’au champ de bataille. On le croyait vaincu,
L’ennemi lui arracha sa lance et son écu,
Tout à coup il s’éveille, aux assaillants échappe,
Prend sa lourde épée, à droite et à gauche frappe,
Tranche, enlève des bras et têtes aux chevaliers
Qui croient combattre, au lieu d’un ennemi, des milliers,
Comme le sanglier dont la lutte violente
Ne laisse autour de lui qu’une place sanglante
Et vide, quand il est attaqué par les chiens.
Il tue dix chevaliers et blesse sept si bien
Qu’ils ne pouvaient bouger. En regagnant la ville,
Du comte Bongars il voit la tête vile
Et lui assène sur le heaume un coup si fort
Qu’il s’en évanouit et en faillit être mort.
Le saisissant par son nasal, à son père
Il le ramène ainsi et lui dit : « J’espère
Que vous allez maintenant exaucer mes désirs. »
« Ah ! beau fils, s’écrie Garins avec plaisir,
On parlera de toi avec force éloges ! »
Et son fils Aucassin alors l’interroge :
« Et ma mie ? Vous m’avez promis de la voir. »
« Moi ? répondit le père, je t’ai bien fait savoir
Que cette fille n’est point pour toi, mon fils, faite !
Allons, allons, il nous attend une fête
Où tu rencontreras, amoureuses de toi,
Les plus belles princesses qui viendront sous ce toit
Comme moi et ta mère louer ton courage. »
Aucassin repartit : « Mentir à votre âge
Est une chose honteuse. » Se tournant vers Bongars :
« Comte de Valence, dit-il à l’homme hagard,
Vous êtes mon captif, je suis votre maître,
Pour vous libérer, vous devez me promettre
Que vous nuirez, vous, vos chevaliers et sergents,
Toujours à mon père. » « Demandez or, argent,
Palefrois, chiens, oiseaux, des biens ou des fourrures,
Répondit le comte, ma fille et ses parures,
Mais ne me raillez pas par vos dires injurieux. »
« Ah ! point de réplique ! reprit l’amant furieux.
Faites ce que je vous dis, ou je vous révèle
Que je vous fendrai à l’instant la cervelle. »
Bongars effrayé fit cet étrange serment
En tremblant cependant du guerrier alarmant
Qui le reconduisit sans hasard à la porte
De la ville. De se voir trahi de la sorte
Son père courroucé l’arrêta au retour
Et il l’enferma dans la prison de la tour. 

[A SUIVRE]


Par: Mohamed Yosri Ben Hemdène

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Mon avis sur cet article: